ou le ciné m'a tuer

La bataille avait été rude et il fallait déjà repartir. Merrill inspectait ses maraudeurs. On était chez Fuller, avec ses Merrill's Marauders. Le général Merrill mâchouillait sa pipe mal embouchée, toujours à la recherche du prochain pas. Il passait en revue ses hommes épuisés. L'un agonisait, délirait. "Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ? Je l'ai vu tomber. Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ?", expirait-il en agrippant le bras du général, les yeux fous. Et il est mort. "Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ?" demanda le général. "C'était lui Lemtchek", lui répondit un de ses camarades.
Remplacer Lemtchek par cinéma.



30 décembre 2012

Bonderie (Skyfall 2)


Un re-Bond. Un rebond. Une matière qui rebondit. On l'a vu, Skyfall reforme la famille Bond. Sans la mère. On se demande s'il ne réforme pas au passage le célèbre agent. Avec cette mise en place d'un nouveau M masculin, d'un nouveau Q, d'une nouvelle Moneypenny, avec son Aston Martin, et un James Bond ressuscité, ou du moins renaissant, Skyfall a tout du reboot.
Casino Royal en était déjà un, introduisant un nouvel interprète, Craig, mais donnant surtout à voir Bond gagner ses doubles zéro, son permis de tuer. C'était il n'y a pas si longtemps. En 2006. Et le voici qui échappe de justesse à la mise à la retraite. Si jeune, si vieux - ce qui pourrait être le titre d'un prochain opus. Le problème de Bond, c'est qu'elle tourne en boucle. Pas le personnage. La série. Oh, quoiqu'on en dise, le personnage tient bon, il a la forme. C'est l'autre forme qui pose question. Celle de la narration de ses aventures. Elle voudrait se renouveler. Les cinéastes qui la prennent au bond voudraient s'en libérer, s'en affranchir. Mais c'est qu'elle est coriace, tenace. Extrêmement codée. C'est que James Bond est un genre à lui tout seul. Un genre codifié auquel on ne peut échapper, ni le cinéaste, ni le personnage.
Quantum of Solace avait essayé lorgnant du côté de Jason Bourne, qui lui-même lorgnait du côté de James en mode davantage « actioner ». Entre Big Jim et Ocedar dépoussiérant, Jason avait séduit. Mais ce qui prenait avec Bourne, ne prend pas avec Bond. Et Quantum of Solace fut boudé. Trop action, trop yamakasi. Peut-être, simplement un méchant trop insipide ; car à tous les coups, c'est le méchant qui fait la saveur d'un bon Bond. Skyffall revient alors aux racines, il ramène Bond a ses origines, celles du personnage, littéralement ; celles d'un « 007 picture », formellement ; il lui donne une nouvelle virginité.
Skyfall n'est pas un reboot du personnage, comme l'était Casino Royal. Il est un reboot de la série. Skyfall est un reboot de l'ancienne version. Une préparation plutôt à ce reboot. Un pré-reboot en quelque sorte, nous laissant à la fin avec tous les ingrédients originaux d'un Bond à l'ancienne, prêts à l'emploi. Parce que Bond tourne en rond. Prisonnier de lui même et de son univers. Prisonnier, comme la série britannique du même titre (Le Prisonnier) qui voyait un espion enfermé dans un village cocon duquel il essayait constamment de s'évader. - I'm not a number, I'm a free man. - You are number 007.
Et sous ses airs de renouveau, Skyfall prépare au retour en arrière. Certes il n'y a pas de gadget et une réplique se charge de le surligner, mais c'est parce que le prochain, j'en prends le pari, en sera bourré. Parce qu'ôter ses gadgets à James Bond, c'est le plonger dans le monde réel. Or, il ne connaît pas ce monde. James Bond court après le vieux monde. Celui de la guerre froide. Ou plutôt, celui de la coexistence pacifique. Et encore, en fuyait-il déjà les enjeux, préférant s'inventer la menace fantaisiste d'un Spectre qui n'avait rien de celui qui hantait alors l'Europe depuis que Marx et Engels l'avaient nommé.
Pour aller au bout de sa propre logique, Bond, donc, devrait retourner dans les années 60. Le prochain James Bond devrait être une reconstitution, un film historique. Mais un code incontournable du genre l'en empêchera toujours : le placement de produit, sans lequel James ne serait pas Bond, James Bond. Un VRP qui se doit de sentir bon l'eau de Cologne de papy. Un VRP qui nous vend toujours de l'ancien comme du neuf, toujours le même objet sous un packaging modernisé. Un représentant de commerce dont on connaît par coeur les produits et le discours, mais dont on n'accepterait pas de lui qu'il en changeât. 
On le sait, il n'y a rien de nouveau dans un Bond, mais à chaque fois on veut le nouveau. Et on le veut jusqu'à la dernière miette, comme les popcorns dont on ne se rassasie jamais, même quand on gratte le fond du pot et que l'on fait chier ses voisins de rangées. À part ça, ce n'est qu'un James Bond, comme le Woody Allen annuel, pas de quoi se prendre la tête.

6 décembre 2012

Canada dry (Argo)


Vu Argo de Ben Affleck. Film du dimanche. À voir le dimanche soir, fatigué de la cuite de la veille, pour se tenir un oeil à demi éveillé avant d'aller se coucher. Très bon sujet. Mais script fainéant. Mise en scène sans imagination, et même mollassonne malgré ses permanents petits mouvements de caméra, plans serrés, pour faire illusion. Attendue, jusque dans le final au suspens haletant. Trop haletant. Trop tendu pour la situation. Écriture et mise en scène ordinaires. Tout est dans le sujet de départ. Même si Argo se laisse voir. Sans jamais être extraordinaire. Malgré son sujet. Ou à cause de son sujet. La CIA qui monte la production d'un faux film de SF pour exfiltrer du personnel diplomatique pendant la crise des otages en Iran, ça accroche. Affleck s'en est contenté. Il a peaufiné le grain de son image, cherché des moustaches aux surplus des 70's et revu ses Pakula et Lumet. Reconstitution et engagement. Reconstitution de l'engagement du cinéma américain des années 70. Affleck a pourtant choisi le compromis. En ne choisissant pas justement. Quel est son point de vue ? Celui des otages ? Sur les otages ? Celui de la CIA ? Sur un agent de la centrale ? Celui de l'industrie du cinéma qui travaille pour la CIA ?. Malgré le verni il a joué la compromission. Celle de l'empathie avec les otages, qui se comprend, celle, plus énervante, de la sympathie pour la CIA qui n'en finit pas de s'auto-congratuler et regrette de devoir classer secret défense ce maître coup. Cette même CIA experte en coups tordus tus. Cette même CIA qui, sur cette même crise des otages en Iran, a négocié en sous-main avec Khomeini la détention des otages jusqu'à la fin des élections présidentielles, histoire d'éjecter Carter et s'assurer la victoire de Reagan. Les véritables rapports entre le cinéma et l'agence sont là. L'acteur qui veut être président et la mise en scène de la libération des otages. Le reste n'est que du Canada Dry. Comme le cinéma de Ben Affleck. Ça a la couleur du cinéma. Ça a le goût du cinéma. Mais ce n'est pas du cinéma. The Town avait déjà ce goût là, mais ce n'était qu'un petit polar. Alors qu'Argo affiche d'autres ambitions, mal assumées, ou offrait du moins des voies qui ont été évitées. Celles du thriller politique, à la manière de La Taupe ; ce qu'il n'est pas. Il aurait fallu pour cela circonscrire l'action au huis clos des otages réfugiés dans l'ambassade du Canada. Ou les laisser à leur sort pour se focaliser sur la CIA. Ou jouer la carte de l'humour décalé en restant à Hollywood sur le montage d'une fausse production. Il aurait fallu, soit l'empathie maîtrisée de Spielberg, soit le cynisme énervé de Spike Lee, soit l'ironie sardonique des frères Coen. On a le creux d'un Ron Howard, tendance indé. On a un bon sujet pas exploité, comme le Edgar de Clint Eastwood ; il est vrai, la sénilité en moins.

29 novembre 2012

Bondage (Skyfall 1)


James Bond ne meurt pas. Jamais. Mais il vieillit. C'est tout l'enjeu de Skyfall. Dire l'âge, l'usure physique, la retraite. Celle de M. Celle de James. Les héros sont vieux. Ils sont fatigués. Ils ne sont pas décidés à lâcher le morceau, mais ils ont vieilli. On ne leur fait plus confiance. Obsolètes. Une nouvelle administration est arrivée au pouvoir, qui veut les mettre au rencart. Ils appartiennent à un autre temps, une autre époque, celle de la guerre froide. Alors qu'aujourd'hui un portable est plus efficace qu'un automatique. Alors qu'aujourd'hui un clic tue plus sûrement qu'une pression sur la gâchette. La guerre secrète se fait avec des satellites, des lignes de codes, des pares-feux et une connexion internet. Plus besoin de double zéro mais de Q.

Sauf que l'espionnage 2.0 n'a rien de cinématographique ; même en lui taillant un costume sur mesure, le clavier d'un ordinateur reste aussi sexy qu'une huître. Et bien sûr ce sera l'histoire d'une revanche. Celle des vieux. Il ne faut pas enterrer les vieux de la vieille avant de les avoir tuer. Skyfall : derrière le film d'espionnage familial, une gentille parabole sur la vieillesse et la filiation. L'histoire de deux agents qui cherchent la reconnaissance de leur boss. Deux gamins, Abel et Cain, qui se disputent les faveurs de M(other). Deux orphelins en quête d'une mère. C'est tellement évident que la sempiternelle James Bond girl y est même sacrifiée - à moins que ce ne soit parce que la pauvre Bérénice Marlohe est vraiment trop médiocre. Skyfall, une histoire de famille recomposée. Le retour de Miss Moneypenny, le retour de Q, le retour de l'Aston Martin... Une histoire d'héritage (voir le gimmick avec le bulldog en porcelaine de M). Skyfall, à la recherche de la famille perdue. Sur Les Sentiers de la perdition. Comme si Bond était le Michael Sullivan Jr. que l'on avait laissé orphelin à la fin du deuxième film de Sam Mendes et que l'on retrouvait ici après une ellipse de plus de trente ans. Les Sentiers de la perdition dans lequel jouait également Daniel Craig, dans le rôle d'un fils abruti qui cherchait la reconnaissance de son parrain de père. Les Sentiers de la perdition qui était déjà bâti sur le principe de Skyfall, deux truands cherchant la reconnaissance du père contre deux agents cherchant la reconnaissance de la mère. M(other) mourra dans les bras de James, après que celui-ci soit sorti de l'eau comme d'un placenta, après qu'il ait tué son jumeau de ses mains. Une naissance tragique. Une renaissance. De nouveau orphelin. Un reboot de Bond ? Déjà, au bout du troisième avec Craig. Un reBond ?

12 novembre 2012

Dupieux : une écharde dans le cinéma

On avait laissé Quentin Dupieux sur son tricycle face aux lettres géantes d'Hollywood (Rubber), en se demandant s'il filmerait à hauteur d'homme son prochain film. S'il passerait du mode pamphlet anti hollywoodien à un mode cinéma véritablement « autre », ou simplement à un autre mode, véritablement cinéma.
Avec Wrong, il filme l'homme. Même si l'action repose sur la disparition d'un chien... Parce que l'animal a disparu, il peut filmer l'homme. Il filme réellement des acteurs et il y prend visiblement du plaisir. Dupieux est (re)venu à un cinéma presque normal, plutôt classique dans sa construction.
On pourra trouver loufoque l'histoire d'un homme à la recherche de son cher chien disparu, kidnappé. On pourra trouver décalés ses personnages. On pourra convoquer le surréalisme pour dire qu'il s'y passe des choses absurdes. Elles ne sont pas plus absurdes que le réel. Pas de surréalisme, disait Carmelo Bene, du mauvais réalisme. Et Wrong est bien plus réaliste qu'il n'y paraît, carrément néoréaliste comparé à L'Âge d'or et au Chien andalou. Le réalisme de Dupieux est dans son humour, cet humour sardonique qui vient constamment désamorcer l'étrange. Il est dans le recul que montre le cinéaste à mettre en scène ce qu'il filme. Tout cela n'est pas sérieux, ce n'est que du cinéma.
Qu'il pleuve dans le bureau serait une coquetterie. Un pare-feu pour les spectateurs. C'est un fait normal pour les personnages, une réalité dans leur monde fictif qu'ils ne remettent pas en cause. Et c'est ce qui se passe derrière ce rideau de pluie/fumée qui importe. Un type licencié qui continue à venir travailler ; un type qui fait semblant de travailler. Un autre qui ne travaille plus parce qu'il surveille celui qui fait semblant de travailler. La patronne qui ne peut accepter que Dolph vienne faire semblant de travailler alors qu'elle faisait elle-même semblant de travailler sur son ordinateur au moment de le recevoir (elle faisait une réussite)... L'illusion. L'illusion dans le réel. Et l'illusion du cinéma : une réalité (re)construite selon des codes.
L'absurde chez Dupieux n'est qu'un écran de fumée, et à la fois un révélateur. On aurait tendance à s'arrêter à la surface de son nouveau film, alors qu'il est (littéralement) bien plus profond que cela. Qu'est-ce qui est absurde ? Qu'un homme s'interroge sur le sens du logo d'une pizzeria ou que le logo de cette pizzeria soit un contre sens ? Un lièvre sur une moto, ça dit bien ce que ça veut dire. La vitesse. Cela dit bien aussi ce que ça ne veut pas dire. Le manque de confiance dans les signes ; quand le lièvre ou la moto suffirait à suggérer la vitesse, pourquoi les associer ? C'est l'histoire du type qui porte une ceinture et des bretelles dans Il était une fois dans l'Ouest. On ne peut faire confiance à un type qui doute de son pantalon. On ne peut pas faire confiance à un art qui doute de ses signes. On ne peut pas faire confiance à un spectateur qui ne sait plus regarder les signes.

Wrong est justement un film de signes. Un film parsemé de signes du cinéma. Un acteur qui ressemble à Sean Penn. Un flic balèze qui s'appelle Duke, le surnom de John Wayne. Un détective privé habillé comme Indiana Jones. Une voiture jaune comme le t-shirt du blondinet d'Elephant qui roule dans le désert de Gerry. Deux personnages que l'on prend l'un pour l'autre en même temps que leur véhicule change de couleur, comme dans un film de Lynch. Des dialogues à la Tarantino. Le plan d'Eric Judor dans le cercueil cadré comme dans le Vampyr de Dreyer. Le happy end classique d'une comédie sentimentale hollywoodienne...
Sauf que ces signes, qui par ailleurs renvoient quasiment tous au cinéma américain, ne sont jamais tout à fait justes. Faux air de Sean Penn, faux Indy adipeux, voitures lynchéennes qu'à moitié repeintes, baiser final entre un homme et un chien...
Les signes sont décalés. Décadrés. Ou plutôt, recadrés, à l'image de la scène au début du film entre Dolph et son voisin, au départ filmée comme un duel de western, pour finir sous l'insistance du voisin à se rapprocher, comme une simple scène de dialogue. Du face à face au tête à tête. Distance et distanciation. Ce qui est wrong, ce sont les images. C'est ce que l'on voit. Se méfier des apparences. Se méfier du cinéma. Se méfier de ce que l'on veut nous laisser voir au cinéma.
Ce qui est wrong, c'est le film tout entier. Dès le départ. Dès le générique, nous montrant un pompier déféquer sur la route sous les yeux de ses collègues. Un générique ésotérique qui prendra tout son sens dans le dernier tiers du film quand le détective privé tirera des images vidéo de la merde de chien récupérée sur la pelouse de Dolph. S'il peut lire sur un moniteur vidéo les images captées par une merde de chien, alors tout ce que nous voyons projeté sur l'écran est la vision d'un étron. Le film d'une merde de pompier. Littéralement un film de merde. Et nous autres spectateurs, nous sommes les autres pompiers de ce générique qui regardent leur collègue leur chier sous le nez.
Dupieux invente le film en merdorama, à travers lequel il a littéralement digéré le cinéma. Son cinéma. Ses goûts en cinéma. Pour nous dire finalement qu'un film est une merde. Dupieux a un problème avec le cinéma. Ça le fait chier, ça l'emmerde. Mais il ne peut s'empêcher de revenir tourner autour du pot. Le cinéma est faux. Le cinéma est wrong. Mais ça le prend aux tripes. Il en a déféqué un film. Un film fait avec ses tripes. Une merde, quoi. Que ce serait-il passé s'il avait marché dedans ? C'est peut-être ce que nous dira, ou pas, son prochain film annoncé sous le titre « Réalité ». Parce que la réalité semble bien être l'obsession majeure de Quentin Dupieux (même la boîte de prod. qui le produit depuis Rubber s'appelle Realitism Films, un signe). Pas le réalisme. Mais la réalité au cinéma, voire plutôt la réalité du cinéma. Une obsession débutée avec un film intitulé Nonfilm, un film sur un film en train de ne pas se faire et jamais sorti en salle. Un signe ?... Du non-film au non-cinéma. À moins que ce ne soit du non-film au cinéma qui dit non. À suivre.