ou le ciné m'a tuer

La bataille avait été rude et il fallait déjà repartir. Merrill inspectait ses maraudeurs. On était chez Fuller, avec ses Merrill's Marauders. Le général Merrill mâchouillait sa pipe mal embouchée, toujours à la recherche du prochain pas. Il passait en revue ses hommes épuisés. L'un agonisait, délirait. "Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ? Je l'ai vu tomber. Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ?", expirait-il en agrippant le bras du général, les yeux fous. Et il est mort. "Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ?" demanda le général. "C'était lui Lemtchek", lui répondit un de ses camarades.
Remplacer Lemtchek par cinéma.



21 septembre 2011

Hello, le soleil brille brille brille

Non Lemtchek n'a pas déserté le cimetière. Il était sur d'autres fronts et revient par Le Pont de la rivière Kwai, film fleuve de David Lean sorti en 1957. Le cinéma du dimanche soir de TF1 pour toute une génération. Un film qui s'ouvre sur un cimetière. Gros budget, énorme succès, le genre de film qui a les défauts de ses qualités : une grosse machinerie bien huilée, une bête à remporter les Oscars. Académique. Mais un film qui s'ouvre sur un cimetière ne peut pas être foncièrement mauvais. C'est d'abord un film indépendant, produit hors des studios hollywoodiens par le roublard Sam Spiegel. Une superproduction indépendante. C'est aussi, derrière l'armement conventionnel de la superproduction, un film intimiste.



On a souvent reproché à David Lean d'être passé d'un cinéma intimiste à un cinéma grand-spectacle. N'a-t-il pas plutôt fait du cinéma intimiste avec les codes du cinéma à grand-spectacle ? Ici, c'est une passe de judo entre les colonels Saïto et Nicholson qu'il met en scène. Presque une histoire de vieux couple. Lequel aura le dessus sur l'autre ? Le tortionnaire ou le captif ? Lean joue avec la dialectique stoïcienne du maître et de l'esclave et le résultat est bien plus retors que les commentaires courants ne le laissent entendre. Celui qui domine n'a pas le pouvoir, ou le pouvoir véritable n'est pas de dominer les hommes mais les situations. En s'opposant et en résistant aux méthodes de Saïto, Nicholson finit par prendre le dessus sur le colonel japonais, jusqu'à l'humilier. Mais en collaborant pleinement avec l'ennemi, emporté par son désir délirant de lui démontrer la suprématie britannique dans la construction, il finit par faire son jeu : la construction du pont dans les délais, un objectif militaire de première importance. Saïto en est le premier surpris, qui lui laisse quasiment le commandement du camp, moins amusé qu'interloqué ; ce qui lui donne un air presque comique alors que les soldats anglais, interdits de sabotage par leur officier, se répètent que ce dernier sait ce qu'il fait – sa toute dernière réplique sera d'ailleurs « - mais qu'ai-je fait ? ». Nicholson a pris le pouvoir, mais c'est pour prendre les décisions auxquelles il s'opposait jusque-là : faire travailler tous ses hommes, les officiers, jusqu'aux blessés et malades. Et construire le pont. Non seulement le construire, mais en faire le plus beau jamais construit par des prisonniers de guerre. On pourrait croire alors Saïto plus rusé, qui joue à qui perd gagne pour obtenir finalement ce qu'il désirait. Il semble pourtant traverser toute la fin du film le Seppuku au creux du ventre, comme abattu par le succès de son semblable et rival, vassal et supérieur. Et l'amourette qui avait débuté avec la violence du Chat de Granier-Deferre se poursuit avec l'amertume de l'incompréhension, presque la fumeuse incommunicabilité antonionienne.
Nicholson est accoudé au pont enfin bâti la main dans la main, le regard vers le lointain, peut-être perdu dans une ancienne histoire de Kipling. Saïto arrive à son tour, marchant, s'arrêtant à niveau mais n'osant s'accouder lui aussi. « C'est beau », dit-il. « Il est magnifique », lui répond Nicholson en caressant le pont. Saïto parlait du coucher de soleil.


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