ou le ciné m'a tuer

La bataille avait été rude et il fallait déjà repartir. Merrill inspectait ses maraudeurs. On était chez Fuller, avec ses Merrill's Marauders. Le général Merrill mâchouillait sa pipe mal embouchée, toujours à la recherche du prochain pas. Il passait en revue ses hommes épuisés. L'un agonisait, délirait. "Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ? Je l'ai vu tomber. Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ?", expirait-il en agrippant le bras du général, les yeux fous. Et il est mort. "Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ?" demanda le général. "C'était lui Lemtchek", lui répondit un de ses camarades.
Remplacer Lemtchek par cinéma.



31 mars 2011

Il était une fois

On pourrait partir des débuts, de la naissance à nos jours. On pourrait partir des livres et des dates, des innovations techniques et des formes esthétiques, et ainsi dérouler une histoire, l'histoire. Une chronologie. On partirait du début. Mais comme disait Truffaut, « il est bien évident que la véritable Histoire du Cinéma s'écrit et s'apprend tous les soirs sur l'écran de la Cinémathèque. » Elle s'y réécrit, plutôt, et s'y réapprend même, tous les soirs. Il faudrait alors repartir au début. Tout au rebut.
Non, on partirait alors du rébus. On pourrait partir du Sang d'un poète. « Les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer une image », disait Cocteau ; c'était en 1930. Miroir mon beau miroir. Miroir déformant. Miroir sans tain. Traversée du miroir. Et on pourrait reprendre la formule à son compte : le cinéma devrait réfléchir avant de renvoyer une image. Mais déjà Le Testament d'Orphée viendrait mettre son grain de sel, « les miroirs réfléchissent trop. Ils renversent prétentieusement les images et se croient profonds ». C'était en 1959 et décidément les poètes sont au-delà, laissons leur l'immortalité. Alors. Alors, on pourrait partir d'un film de 1960. Son auteur disait « c'est l'histoire d'un homme qui trouve que son visage dans une glace ne correspond pas à l'idée qu'il s'en fait de l'intérieur ». Cet homme arrivait en voiture à un poste frontière. C'était le tout début du film. Il tendait ses papiers d'identité au douanier, et une voix off disait simplement « le temps de l'action a passé. J'ai vieilli. Celui de la réflexion commence ». C'était les premières paroles. Mais l'histoire n'en retiendra qu'une seule, que « le cinéma, c'est la vérité 24 fois par seconde ». C'était Le Petit Soldat.
Le cinéma et la vérité, l'idée n'était pas neuve et Godard le savait qui disait « Méliès est le plus grand, mais sans Lumière, il serait resté dans l'obscurité », avant d'aller grossir les rangs du groupe Dziga Vertov et d'en revenir comme un Orphée (celui de Cocteau bien sûr). Le cinéma et la vérité. Le ciné-oeil de Vertov – le cinéma pour enregistrer au mieux le réel quotidien. Le ciné-coup de poing que lui opposait Eisenstein – le cinéma pour transformer réellement en mieux le quotidien. L'oeil et l'oeil au beurre noir...
« Le cinéma, c'est la vérité 24 fois par seconde », disait donc Le Petit Soldat. Et on l'a décliné. Et on le déclinera encore et toujours. On en a fait la vérité du cinéma. Mais ce qu'il fallait retenir, c'était ses premières paroles. « Le temps de l'action a passé. J'ai vieilli. Celui de la réflexion commence. » C'était le cinéma qui disait qu'il avait pris conscience de son histoire, que si jusque-là il savait dans quelle grande histoire se trouvaient ses petites histoires, maintenant il lui faudrait aussi savoir les situer dans la sienne propre. Le cinéma muet aurait pu, mais le parlant l'avait réduit au silence et il fallut tout recommencer, jusqu'à l'après-guerre, pour que cette conscience éclose sur un écran. Isidore Isou l'avait crié le premier, en 1951, mais on avait décrié son Traité de bave et d'éternité, n'y voyant qu'un objet à scandale quand il ouvrait ce qui serait le cinéma moderne, le cinéma des cinéphiles. Non pas que la cinéphilie n'existât pas avant. Avant les cinéphiles étaient la mémoire du cinéma. Ils pouvaient s’appeler Franju, Mitry, Langlois… Et ces cinéphiles-là, qui avaient compris chacun à leur manière que le cinéma se bâtissait une histoire, allaient en engendrer de nouveaux qui partiraient de cet héritage pour alimenter à leur tour cette histoire. « Vous ne comprenez pas que le cinéma possède déjà ses chefs-d'oeuvre et que nous n'avons plus rien à faire qu'à mâcher ces chefs-d'oeuvre, à les digérer et à les vomir. Le vomissement seul de chefs-d'oeuvre anciens est notre unique possibilité de manifestation originale ; le crachat seul d'anciens chefs-d'oeuvre est notre chance unique de créer dans le cinéma nos chefs-d'oeuvre à nous. C'est ce que représente, aujourd'hui, dans la peinture, Picasso qui est le créateur de déglutitions et de crachats de toiles anciennes bien digérées ! », criait le Traité de bave et d’éternité. Le poète lettriste n'y était pas allé avec le dos de la lame de rasoir, dans sa radicalité à vouloir (mau)dire sur un écran l'existence d'une histoire du cinéma, bavant de s'y inscrire. Et l'histoire le lui rendra, lui octroyant une place dans le cinéma par la rareté de son film sur les écrans.
L'histoire... s'y inscrire... l'écrire... la décrire... la décrier... D'autres, comme Chris Marker, chercheront à la comprendre, à la décrypter, cherchant inlassablement des signes de l'histoire dans le cinéma et interrogeant l'histoire avec les signes du cinéma. Comme Le Tombeau d'Alexandre rappelle que faute de document d'époque, c'est Octobre qui figure dans tous les films de montage sur la Révolution de 1917, que la célèbre photo de la prise du Palais d'Hiver en est en réalité la reconstitution théâtrale en 1920, ou que la jonction des armées soviétiques à Stalingrad en 1943 (que l'on retrouve notamment dans De Nuremberg à Nuremberg) a été remis en scène parce que l'opérateur avait manqué l'évènement...
« On regarde les choses comme si on regardait un mur, mais on veut regarder derrière le mur. Et on ne sait pas s’il y a quelque chose derrière le mur », pour reprendre une formule de Johan van der Keuken.

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