ou le ciné m'a tuer

La bataille avait été rude et il fallait déjà repartir. Merrill inspectait ses maraudeurs. On était chez Fuller, avec ses Merrill's Marauders. Le général Merrill mâchouillait sa pipe mal embouchée, toujours à la recherche du prochain pas. Il passait en revue ses hommes épuisés. L'un agonisait, délirait. "Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ? Je l'ai vu tomber. Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ?", expirait-il en agrippant le bras du général, les yeux fous. Et il est mort. "Est-ce que Lemtchek s'en est tiré ?" demanda le général. "C'était lui Lemtchek", lui répondit un de ses camarades.
Remplacer Lemtchek par cinéma.



24 juillet 2010

Bouche à bouche

Revu, donc, La Bête humaine. Premier plan : gros plan sur la trappe par laquelle on enfourne le charbon dans la chaudière. Une bouche de fonte. Le son du sifflet traverse le plan comme le cri d'une âme aspirée dans l'abîme. Personnification de la machine. Oracle moderne alimenté et servi par des hommes sans plus de langage sinon celui des signes et asservis au rituel, celui du cheminot, filmé de manière réaliste, mais qui dénote déjà quelque chose de liturgique dans le profane. Golems de la machine. La Louison s'enfonce dans un tunnel. Long plan noir ; on attend la lumière pointer au bout du tunnel. La grande messe est lancée à toute vapeur. Ce sera une tragédie. En langage de signes. Les runes sont jetées. Le destin parle par la bouche de la loco. Il est écrit sur les lignes du chemin de fer, comme sur les lignes d'une main. Les mains de Gabin sur le cou de Simone Simon ? En fait c'est à elle que s'attache la fatalité. Elle, la femme fatale. Avec son minois de chatte ; n'est-ce pas elle, la bête humaine ? La femme chat. Elle qui déclenche la tragédie. Mais elle n'est pas encore La Féline qu'en fera Tourneur. Et pour l'heure, de femme fatale, elle est plutôt femme de la fatalité. C'est elle qui l'attire et l'attise. À la fois criminelle et victime. Moins manipulatrice que femme objet entre les mains d'une fatalité bien décidée à s'amuser avec les humains comme avec des marionnettes. Car c'est elle, la fatalité, qui est véritablement personnifiée dans ce film. Elle l'est dans la mise en scène de Renoir. Déifiée, en quelque sorte, véritable démiurge de cette histoire. Et qui joue aussi bien avec nous spectateurs. Pour le premier crime, celui de Granmorin dans le train, les rideaux du wagon sont baissés, la caméra est à l'extérieur, dans le couloir, et on ne verra rien. Pourtant le plan, fixe, sur le compartiment et ses rideaux baissés, durera tout le temps du meurtre. Des rideaux baissés comme des paupières fermées. Pour le deuxième crime, ça se passe dans la chambre. La caméra est dans le salon. Toujours à l'extérieur du lieu de l'action. Mais ce coup-ci la porte est ouverte. Le plan toujours fixe. Position du spectateur. Dans un premier temps l'action se déroule hors champ, enfin, hors encadrement de la porte, et on se dit que Renoir va nous refaire le coup du train. Mais finalement Simone Simon entre dans le champ où Gabin finira de l'étrangler. Et c'est à travers cet encadrement de porte que l'on suivra l'action, comme à travers les doigts d'une main posée sur nos yeux... C'est la fatalité qui nous raconte cette histoire tout en nous renvoyant constamment à, et nous maintenant dans, notre position de spectateur. C'est la fatalité qui s'amuse de son histoire et s'amuse de nous avec son histoire. Un peu plus loin, Gabin se jettera de la Louison en marche, après un tunnel, comme une dernière métaphore de la bouche de celle qui nous a raconté cette histoire, et qui aura jusqu'au bout le dernier mot. Le soir, Fred et Aymeric m'ont amené au Recylart où était projeté sous la voie ferrée Jupier's Dance, un documentaire sur la scène musicale de Kinshasa. Je restais bouche bée devant les images de danseurs qui dansent non seulement avec leur corps mais également avec leur bouche. La boucle était bouclée. Et ma bouche bouchée.